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Vivante et belle, je te retrouverai un jour au cœur du Soleil. Nora.

Les jours passaient, presque une demi-saison : mais il ne l'oubliait pas. Il n'oubliait pas qu'il l'avait tuée de sa main, qu'il lui avait planté son poignard de chasseur d'âmes dans la poitrine.

La tentation de la rejoindre au pays des desmons le prenait parfois, lancinante et presque douce.

Il ne sortait plus guère de sa maison, dans le haut quartier de Palo-Temen. Il attendait une nouvelle mission, mais les inquisiteurs de la Guilde doutaient de lui et le Chancellor qui l'avait reçu à son retour ne lui adressait aucun signe.

Il ne s'ennuyait pas. C'était comme si le temps n'existait plus pour lui.

Un matin, le téléphone sonna.

Rom leva la main, puis la laissa retomber. À quoi bon ? L'appareil, un lourd combiné de métal était fixé sur un socle de bois sculpté, qui représentait les deux sirènes. Il le contempla un moment. La sonnerie insista. Il se décida enfin.

— Secrétairie de la Guilde de Conjuration. Docteur Kazan ?

La Guilde ? Peut-être une mission. Il avait envie de partir très loin, mais son cœur ne battait plus à la pensée d'un nouveau combat contre les démons du temps.

La voix d'un adolescent inconnu. Un nouvel apprenti, respectueux et embarrassé.

— Docteur Kazan, c'est une candidate assistante pour vous. Puis-je vous l'envoyer ?

— Pour moi ?

— Oui, elle insiste.

— Pourquoi moi ? Je ne sais même pas si j'aurai une nouvelle mission.

— Elle vous admire.

— C'est bon. Envoyez-la.

Il se leva, ouvrit la fenêtre. Il se rendit compte qu'il n'avait pas aéré la pièce depuis plusieurs jours. Une bouffée de vent frais apporta le parfum des cerisiers en fleur. Temen n'était pas un monde d'inversion et la nature y respectait les vieilles saisons de la Terre. Rom guetta un moment le ciel d'un vert profond.

Dans l'île de Temen, le ciel était le reflet de la mer.

Il retourna s'asseoir, indécis, solitaire.

— Vivante et belle, dit-il.

Il regarda distraitement un scenic dans son vieil aquarium au relief pauvre et aux couleurs ternes.

Un oiseau chantait dans le jardin. Ou bien était-ce dans le scenic ?

Temen était un paradis. Mais Rom Kazan rêvait de l'enfer.

La cloche de la porte d'entrée tinta longuement. Un exorciste n'a pas d'amis et ses confrères le fuient comme il les fuit. La candidate peut-être…

Il enfila une tunique aux couleurs de la Guilde : carreaux bleus et verts. Il descendit ouvrir.

Il se trouva devant elle. Une très jeune humaine… Mais elle n'était pas humaine, il le sut tout de suite. Ce corps si mince, ce long visage ovale, ces yeux immenses et bleus…

— Tu es une guette-agile.

— Vous avez quelque chose contre les guettes-agiles ?

— Oh, des souvenirs.

Elle rejeta d'un geste vif ses cheveux fous par-dessus son épaule.

— Je vous ai vu une fois aux nouvelles de Temen et votre photo aussi. Je… Maintenant, il me semble que nous nous connaissons depuis toujours.

Rom sourit. Il se rappelait avoir vécu très exactement cette scène quelques années plus tôt. Combien d'années, déjà ? Trois, quatre ?

Elle l'observait avec inquiétude.

— Je suis capable de bouger très vite.

— Toutes les guettes-agiles le sont.

— Et j'ai une fameuse vue.

— Oui.

— J'ai déjà servi de garde du corps à un océaniste.

— Très bien.

— J'ai vu les Vaudrans de la mer…

— Entre.

Elle traversa derrière lui les petites pièces en enfilade, guettant avec une espèce d'avidité. Arrivé au fin fond, il lui offrit un siège où elle se lova frileusement. Il respira un parfum familier, un peu animal. Ses souvenirs se réveillèrent et son cœur battit à ses tempes.

— Comment t'appelles-tu, guette-agile ?

Elle était vêtue d'une robe légère, un peu courte, évasée, qu'elle releva sans façon sur ses longues cuisses musclées. Filles des forêts profondes, les guettes-agiles n'aiment pas l'étoffe sur leur peau.

Elle regarda Rom dans les yeux.

— Je m'appelle Shao.



[1] Log 20/log 3. Voir Les Colmateurs, Michel Jeury, Ed. Presses Pocket.